Est-ce altruiste d’être égoïste ?
une présentation de Ayn Rand et des vertus de l'égoïsme rationnel
Hello les sages,
Mes parents sont nés et ont vécu en URSS. Avec le temps, ils sont devenus chrétiens. Mon éducation a été moulée par ces deux influences et l’importance qui y est accordée au don de soi. S’oublier et se sacrifier pour l’autre ou pour le collectif est le but de l’existence.
Ayant grandi en France, dans un environnement à la fois capitaliste et individualiste, j’ai toujours senti cette tension entre la vision de vie de mes parents et la mienne. Ils m’ont souvent reproché de vivre trop pour moi et pas assez pour les autres.
Même en France, la dichotomie reste claire : être altruiste, c’est bien et être égoïste, c’est mal. En général, quand quelque chose est évident, c’est qu’il y a un manque de nuance quelque part.
J’ai donc commencé à me poser des questions. Faut-il complètement s’oublier dans l’autre avec le risque d’engender regrets et reproches ? Quel est le revers de la médaille de l’altruisme ? L’égoïsme peut-il être vertueux ?
Je suis tombé sur les travaux de Ayn Rand et son livre “La vertu de l’égoïsme” : un titre à controverse qui m’a tappé dans l’œil.
Tout part des mots
Venant du latin “ego” qui signifie “moi”, égoïsme veut littéralement dire “le souci de soi”. Mais quand on regarde la définition de l’égoïsme de plus près, c’est pas folichon : “attachement excessif porté à soi-même et à ses intérêts, au mépris des intérêts des autres”.
D’un autre côté, le mot altruisme vient du latin “alter” qui veut dire “autre”. Il signifie “le souci de l’autre”. Là aussi, la définition est biaisée, mais cette fois positivement : “disposition bienveillante à l'égard des autres, fondée sur la sympathie”.
Se préoccuper de soi est “excessif” et “méprisant”. Se préoccuper des autres est “bienveillant” et “sympathique”.
Le sens du mot égoïsme n’est plus littéral. Il est chargé d’idéologie. C’est un mot qui fait peur, une insulte.
C’est précisément cette diabolisation de l’égoïsme et ce fossé entre le sens originel du mot et la définition qu’on lui donne qui légitime la quête de revalorisation du terme par Ayn Rand.
L’enfer est pavé de bonnes intentions
L’altruisme est toujours vu comme une bonne chose : tant qu’on fait pour l’autre (quoi que ce soit), c’est bien.
Sauf que l’altruisme induit nécessairement un sacrifice. Être altruiste, c’est céder quelque chose de valeur en échange d’une chose de moindre valeur, voire de valeur nulle. Et se sacrifier pour les autres, c’est exiger la même chose en retour. Cela implique à la fois des reproches, de l’aigreur, des regrets, mais aussi un risque de violence.
Les deux grands courants totalitaires du 20ème siècle, le nazisme et le soviétisme, sont nés d’une pensée intellectuellement altruiste : le socialisme.
Le socialisme à son paroxysme, c’est le déni de la propriété privée. Tout devient collectif, tout devient commun. Dans une certaine mesure, la vie humaine aussi.
C’est la porte ouverte à l’oblitération de l’humain comme unité atomique. C’est la création d’une hiérarchie claire entre le collectif et l’individuel, dans laquelle l’individu devient sacrificiel, l’altruisme et le bien commun pouvant servir comme justificatifs à l’atrocité.
Dans une éthique altruiste, l’humain est un moyen au service de la fin des autres. Dans une éthique égoïste, l’humain est une fin en soi.
L’altruisme est, dans ce sens, une négation de la vie humaine réelle et concrète au profit d’une vie collective utopique inatteignable, artificielle et illusoire.
Les vertus de l’égoïsme
Sachant qu’on vit à travers soi, acter que le souci de soi est mauvais par essence, c’est aller à l’encontre de la vie. C’est crier haut et fort que le désir de vivre de l’être humain est mauvais.
Chez Ayn Rand, l’égoïsme est conditionné par deux valeurs :
La rationalité (par rapport au réel)
L’intégrité (par rapport aux valeurs personnelles)
La rationalité
Quand Ayn Rand parle d’égoïsme, il ne s’agit pas d’un égoïsme subjectif, décomplexé, sans besogne, aveugle et irrationnel.
Il s’agit d’un égoïsme rationnel qui s’exerce dans la limite des égoïsmes rationnels des autres.
Le courant de pensée qu’Ayn Rand a développé au cours de sa vie s’appelle l’Objectivisme : une philosophie de vie qui prône l’utilisation de l’objectivité et de la rationalité dans la poursuite du bonheur humain égoïste.
Généralement, une vie égoïste est vue comme portant atteinte à l’autre. L’Objectivisme s’oppose au cannibalisme moral considérant que le bonheur d’un être humain se prélève automatiquement sur un autre.
C’est toute la différence entre les jeux à somme positive et les jeux à somme nulle. Un jeu à somme positive est une situation où la coopération permet de créer de la valeur et d'obtenir des résultats gagnant-gagnant pour les deux parties (le commerce). Dans un jeu à somme nulle, le gain de l'un se fait nécessairement aux dépens de l'autre (les jeux de hasard ou le poker).
Le bonheur, tout comme le capitalisme, sont des jeux à somme positive trop souvent confondus pour des jeux à somme nulle.
D’après l’Objectivisme, il ne peut y avoir de conflits d’intérêt entre deux êtres humains rationnels. Tant que les deux parties sont ancrées dans la réalité d’un contexte, qu’elle prennent leurs responsabilité et qu’elles associent leur valeur à leur effort, le bénéficiaire de l’intérêt se démarquera naturellement et l’autre personne n’empiètera pas sur lui.
L’intégrité
L’intégrité, c’est la capacité d’une personne à agir en accord avec ses valeurs et convictions.
Ayn Rand oppose les actes de générosité, fait en accord avec un système de valeur, et les obligations morales altruistes.
C’est le système de valeur personnel basé sur l’utilisation d’une rationalité objective et d’une logique ancrée dans le réel qui doit servir d’aiguillon à l’acte moral.
Il existe également des situations d’urgence qui sortent du cadre de la vie normale. Il est naturel, lors d’un naufrage, d’aider des gens à survivre (sans mettre sa propre vie en danger), sans pour autant chercher à sauver l’humanité de la misère au quotidien.
L’illusion du “bien” commun et la réalité du “bien” humain
Ayn Rand est née en URSS au début du 20ème siècle avant d’émigrer vers les États-Unis en 1926. Elle a vécu sous la tutelle d’un socialisme extrapolé et la tyrannie qu’il implique : le régime soviétique.
Elle a eu tendance à compenser son expérience en prônant un capitalisme décomplexé avec un laissez-faire total de l’État.
D’après Ayn Rand, l’État est la plus grande menace aux droits humains qui existe. On condamne souvent les criminels, alors que ce sont toujours les gouvernements qui font le plus de dégâts. Les guerres, les famines et les persecutions sont toujours perpétrées par des gouvernements, au nom de quelque chose de plus grand.
Tous les systèmes qui placent la société au dessus des lois morales et des droits humains ont en leur centre une éthique altruiste au nom d’un “bien” commun : la théocratie de l’Égypte Antique, l’Inquisition du Moyen Age, la monarchie absolue en France, l’Allemagne Nazie, L’Union soviétique.
Ayn Rand parle d’un brouillard : le brouillard du terme “société” qu’on utilise à tort et à travers pour justifier l’atteinte aux droits des êtres humains qui la composent.
Celui qui accepte d’être utilisé comme un moyen au service des autres va nécessairement regarder les autres comme des moyens au service de sa propre fin.
C’est sûrement la phrase qui résume le mieux la pensée de Ayn Rand.
Plus une personne va adopter une éthique altruiste, plus elle va décider de faire des chose pour le plus grand bien, pour la société, pour l’humanité, pour les générations futures, au détriment des vies humaines mêmes.
Le choix d’aider les autres ou non devrait être dans les mains de l’individu et non celles de la “société”. Accepter que la société fasse des choses à la place de l’humain, c’est accepter que la vie humaine appartienne à la société. Au contraire, la société doit être au service de la vie humaine en reconnaissant un droit fondamental unique : le droit de l’être humain à sa propre vie.
L’État devrait se focaliser sur l’exercice de sa violence légitime, en réponse aux violences commises dans le cadre de la loi, et laisser le marché s’orchestrer librement. Sur la question des impôts, Ayn Rand propose des impôts basés sur le volontariat (en détaillant peu leur mise en place pratique).
Elle s’oppose fermement à un interventionnisme d’État qui garantirait des droits comme le logement, la santé, l’emploi ou l’éducation, car ces droits se donnent forcément au détriment de quelqu’un, et dans ce cas, au détriment des gens qui travaillent dans ces industries, qui vont mettre leur effort au service des autres.
La nature de l’être humain
Pour Ayn Rand, l’être humain est un être au potentiel illimité.
Contrairement à d’autres animaux, son attribut principal est son cerveau et non son physique. Sa capacité à penser, apprendre et découvrir ou, autrement dit, sa croissance intellectuelle en tant qu’espèce, est la clé de sa survie.
L’humain ne s’ajuste pas à son environnement. Il le transforme grâce au travail productif.
La croissance perpétuelle est un besoin psychologique, une condition de son bien-être mental. Il a besoin d‘exercer un contrôle sur la réalité et sur son existence. La passivité est incompatible avec cet état. L’estime qu’il porte à soi-même ne résulte que de l’action. Sans action et sans développement personnel, elle ne s’entretient pas.
Seul sur une île déserte, l’humain, portant la responsabilité de sa survie sur ses propres épaules, est obligé d’aller de l’avant, de fournir de l’effort et de produire. Ce n’est que dans le cadre de la société que le fardeau d’un humain peut être transmis à un autre.
La stagnation tue l’humain et tue la société. Elle est anti-vie. Aucune vie ne se développe dans la stagnation. Elle se développe toujours à travers la croissance.
La capitalisme est, par nature, porté vers le mouvement, la croissance, la liberté et l’échange. C’est le système le plus aligné avec la nature de l’être humain.
La vie humaine par dessus tout ?
Ayn Rand n’est pas contre le souci de l’autre.
Elle est contre l’obligation morale du souci de l’autre au détriment du souci de soi et des conséquences qu’une telle obligation morale implique.
Son individualisme est objectif. Son égoïsme est encadré par l’intégrité et la rationalité. L’irrationnel et le subjectif sont les ennemis de la réalité et donc de la doctrine de Ayn Rand.
Dans ce cadre, remettre l’égoïsme à sa place, c’est remettre les choix de l’individu dans ses propres mains. Il peut être alors bon de sauter entre un proche et une balle, tant que cela vient d’un besoin égoïste (”vivre sans cette personne ne vaut pas le coup”, “je m’en voudrais toute ma vie de ne pas avoir sauté”).
J’ai noté quelques limites au raisonnement d’Ayn Rand :
L’être humain est un être social tout autant qu’il est un être rationnel. Il a besoin de s’organiser en société au delà d’un besoin pratique. Il délégue donc forcément une partie, aussi infime soit elle, de son indépendance à la société.
On est dans un cadre théorique et philosophique, et non dans un cadre psychologique. Tout un tas de critères comme les troubles, les traumas, les addictions ou l’éducation peuvent empêcher un humain d’agir rationnellement et objectivement. L’être humain n’est pas radicalement rationnel. L’irrationnel fait forcément éruption à un moment ou à un autre, entravant l’égoïsme rationnel pur et le transformant en un égoïsme subjectif.
La vie humaine n’est pas au dessus de tout. Elle n’est pas une unité atomique complètement indépendante, décorrelée des autres humains et de la nature. Elle est connectée au reste du vivant et impacte le reste du vivant. La prioriser, c’est normal en tant qu’espèce, mais cela peut aussi nuire l’espèce.
La croissance fait partie de la vie, mais la décroissance en fait partie aussi. Le monde n’est pas en éternel croissance, il est en éternel mouvement dans des cycles de croissance et décroissance, de création et de destruction, de vie et de mort. La quête de l’éternel croissance de l’humain à travers un système capitaliste ne tient pas compte de cette réalité. Rien ne peut croître indefinitivement.
Aller plus loin
Lire “La vertu de l’égoïsme” de Ayn Rand.
Lire “La source vive” et “La Grève”, ses deux romains de fiction cultes dans lesquels elle détaille et personnifie sa philosophie objectiviste.
Regarder cette vidéo de Kosmos sur la philosophie d’Ayn Rand et la vidéo réponse de l’association francophone Ayn Rand.
Regarder cette vidéo d’introduction à l’Objectivisme.
En savoir plus sur le site officiel de Ayn Rand.
Dites moi en commentaire ce que vous en pensez :
Avez-vous connu des exemples d’altruisme défaillant ?
La rationnalité est-elle toujours plus désirable que l’irrationnalité ?
Pensez-vous qu’une société avec un marché complètement libre est désirable et possible ?